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Le doigt d'honneur

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Le doigt d’honneur

 

L’ambiance était feutrée dans ce petit resto de la rue de l’Aspic. Comme à la maison , sans la télé, comme aimait à le répéter la belle quinqua brune aux cheveux longs savamment contenus dans un chignon et qui accompagnait Carrière ce soir-là. Comme à la maison, ce pot-au-feu dont elle soulevait le couvercle avec un sourire gourmand, des yeux pétillants, une mine replète comme sa poitrine, semblant se gonfler à chacune de ses inspirations. Tout semblait délicieux jusqu’à ce que son regard plonge dans l’assiette. Ce fut alors un cri d’horreur qui déchira la quiétude du restaurant, un cri qui se répandit en écho dans la ruelle, substituant la paisible sensation de chaleur moite qui occupait l’atmosphère de cette nuit d’hivers, par un frisson d’effroi envahissant l’épiderme des infortunés témoins acoustiques du resto et du quartier.

 

Là, dans l’assiette entre l’os à moelle, un morceau de paleron et une carotte, flottant presque dans le bouillon fumant, un doigt humain s’étalait, solitaire, tendu et figé. Un majeur massif, large et puissamment ongulé qui offrait presque son âge et son sexe aux yeux experts de Carrière.

 

L’inspecteur était de sortie ce soir-là. La soirée s’annonçait pourtant bien avec sa conquête du soir.

 

Bakar débarqua dans le restaurant dix minutes plus tard, avec le pli du drap encore gravé sur sa joue.

 

— Je suis désolé Patron, mais en trente ans de carrière je n’ai rien vu de pareil !

 

— Allons ! Carrière ! Un doigt dans le pot-au-feu, ce n’est pas un méchoui humain ! Dites-m’en un peu plus sur votre fiancée !

 

— Faut pas pousser Patron ! Une connaissance tout au plus ! On s’est rencontrés au commissariat, elle désirait porter plainte contre un voisin bruyant. Rien que de très banal, elle est propriétaire de la quincaillerie de la rue des Rosiers, toute proche.

 

— Pas d’inimitiés connues ?

 

— Pas que je sache, on se connaît depuis cet après-midi.

 

— Ah ! je vois, ça emballe sec ! L’après-midi au commissariat, la soirée au resto et la nuit avec un doigt de mystère !

 

Une table voisine, occupée par quatre jeunes hommes et une jeune fille demanda l’addition. Bakar s’avança au milieu de la salle et levant sa carte de police, s’adressa à la cantonnée :

 

— Mesdames et Messieurs, Commissaire Bakar de la police judiciaire, je vous prierai de ne pas quitter le restaurant. Mon inspecteur passera relever vos identités individuellement.

 

Ces mots jetèrent un froid , un murmure de désapprobation mêlé d’inquiétude traversa les tables occupées : soit, en plus des cinq jeunes, deux couples d’hommes d’une trentaine d’années, un homme solitaire aux cheveux blancs et enfin un couple de ravissantes jeunes filles l’une tatouée sur le cou l’autre bardée de piercings. Bakar alla rejoindre l’amie de Carrière enfermée dans les toilettes. Elle vomissait son quatre heures et les chips de l’apéritif, probablement. Ses efforts bruyants témoignaient d’un estomac vide à présent et le commissaire en profita pour lui poser quelques questions usuelles de l’extérieur.

 

Non, elle n’avait pas d’ennemis, oui, elle venait souvent dans ce restaurant dont elle connaissait très bien le patron. Elle se décida à entrouvrir la porte. Son chignon était tombé sur ses épaules, elle se précipita sur le lavabo pour rafraîchir son visage qui en avait bien besoin. Puis se tournant vers Bakar, une femme au visage livide se dressa enfin.

 

— Je pense que c’est le doigt de mon fils, Patrick, j’en suis sûre !

 

— De votre fils !

 

— Il a disparu depuis vingt ans ! Je le sens ! c’est un signe !

 

— Heu, plus précisément, avez-vous eu des menaces ou une demande de rançon ?

 

— Oui, des lettres anonymes, avec des menaces de mort depuis quelques semaines.

 

— Vous n’avez pas porté plainte ?

 

— Je souhaitais en toucher deux mots à l’inspecteur ce soir.

 

— Il a disparu comment ?

 

— Il était P… Homosexuel comme on dit ! Quand son père l’a appris, il y a quelques années, il lui a dit de ne plus remettre les pieds dans la maison. Depuis mon pauvre Marcel a rejoint le seigneur sans revoir son fils.

 

— Et vous ?

 

— Quoi moi ? Je ne l’ai pas revu non plus, bien sûr ! Il a abandonné sa pauvre mère.

 

Bakar n’insista pas et laissa la " pauvre femme " se remettre de ses émotions. En passant devant une petite poubelle, il ramassa un film plastique roulé en boule, le huma puis le glissa dans l’un de ses sachets stériles. Il rejoignit Carrière qui avait posé sur sa table l’objet de tous les tourments de la soirée.

 

Le commissaire sortit de son emballage le doigt que Carrière avait glissé dans un sachet de congélation. Il l’étala sur la table. C’était un majeur, probablement d’un homme jeune et grand, vu la taille et l’absence de signes d’arthrose. Il était soigneusement sectionné au niveau de l’articulation métacarpophalangienne. Un lambeau de peau en forme de triangle recouvrait la tête de la première phalange. Bakar mit son nez sur le doigt.

 

— Sentez Lieutenant !

 

Carrière s’exécuta.

 

— Ça sent bizarre ! Patron.

 

Ils se firent servir l’assiette de Mme Michue et humèrent pareillement le plat.

 

— Ça sent bizarre en effet !

 

Bakar se rendit dans les cuisines où il put interroger le patron. Le plat avait été préparé à midi et présenté comme plat du jour. Personne n’avait eu à se plaindre !

 

— Ni œil, ni orteil ! s’écria-t-il, passablement irrité par l’événement et la mauvaise publicité qu’il ne manquerait pas de susciter. Le commissaire put constater l’absence d’odeur suspecte dans la marmite.

 

Le cuisinier n’avait rien vu de louche non plus, il avait rempli l’assiette et l’avait posée sur le guichet pour le serveur. Ce dernier l’avait normalement servie avec son couvercle et avec célérité, peu de temps après la commande comme en témoignait Carrière. Bref, le doigt du fils de Mme Michue qui n’avait plus mis ses orteils dans le coin depuis vingt ans avait atterri dans l’assiette de sa mère par miracle.

 

Bakar consulta la fiche sommaire de chacun des convives et employés du restaurant présents ce soir-là que Carrière avait très professionnellement préparée. Il s’arrêta sur l’une d’entre elles.

 

— M. Vicomte s’il vous plaît !

 

Un jeune homme de la tablée qui s’apprêtait à demander l’addition s’approcha. Brun, cheveux soigneusement peignés et gominés, des lunettes rondes aux allures rétros lui donnaient des airs d’Harry Potter. Bakar l’invita à s’asseoir. Il demanda au serveur de venir à son tour avec l’assiette réchauffée de Mme Michue. Cette dernière échevelée et titubante sortit des toilettes et prit le bras de Carrière.

 

— Avez-vous remarqué quelque chose de suspect ce soir ?

 

— L’homme fit un signe négatif de la tête.

 

Bakar se pencha vers le jeune homme et chuchota dans son oreille tout en lui tendant une cuillère.

 

— Gouttez le bouillon.

 

— Mais vous plaisantez ! vociféra le jeune homme.

 

Le commissaire le saisit fermement par la nuque et lui mit le nez dans l’assiette chaude. Ses lunettes tombèrent dedans. Il se releva aussitôt et fonça dans les toilettes en maîtrisant un haut-le-cœur. L’odeur bizarre plus chimique que culinaire portée par les vapeurs du plat réchauffé avait envahi la pièce.

 

Les quatre jeunes convives de la tablée allaient intervenir devant cet acte de violence policière évident, quand Carrière s’interposa. Bakar resta impassible, essuya les lunettes du témoin et les posa sur son nez en souriant.

 

Lorsque l’atmosphère se fut détendue, le commissaire pria Carrière d’aller chercher M. Viconte dans les toilettes. Celui-ci sortit précipitamment quelques secondes plus tard, poussé par l’inspecteur. Le crâne rasé et sans ses lunettes postiches, il était méconnaissable. Sauf pour Mme Michue qui sursauta à sa vue.

 

— Fabien que faites-vous ici ?

 

Eh oui, c’était bien Fabien qu’elle avait reconnu. Le jeune étudiant embauché pour l’été dans sa quincaillerie. Le jeune homme regardait ses pieds avec un sourire forcé.

 

— Ah, un boulot pour l’été pour payer vos études ! Vos compagnons de table m’ont précisé la fac sur leur fiche, vous non. Curieux, laissez-moi deviner, médecine !

 

— Fabien approuva d’un mouvement des paupières.

 

— Bingo !

 

Le commissaire se retourna vers le patron.

 

— Si je ne m’abuse la salle est pleine ce soir ?  Cela vous arrive souvent en semaine ?

 

— C’est la première fois depuis juillet ! Tout s’est réservé en une heure ce soir.

 

— Des tablées unisexes semble-t-il ? À l’exception de la table du lieutenant Carrière et des étudiants. On se croirait, à s’y méprendre, dans un restaurant gay !

 

Le patron porta un regard circulaire sur la salle. Personne ne se manifesta.

 

— Je peux jurer que cela n’est que pur hasard ! s’écria le patron vexé !

 

Le commissaire vint s’asseoir à la table du client solitaire aux cheveux blancs puis sortit sa pipe sans la bourrer.

 

— M. Pierre Marin ? Si j’en crois votre fiche. Le jeune serveur Dorian a, semble-t-il, le même nom que vous. Au moins pour le premier patronyme, le second j’ai encore du mal à lire, Mic… Puis c’est mal écrit. Un lien de parenté ?

 

— C’est mon fils…

 

— Votre fils ! Je vais finir par croire que tout le monde se connaît ici ! M. Marin fils ! Puis-je vous parler ! s’écria Bakar.

 

Le jeune serveur vint s’asseoir à son tour à la table. De cet instant, la conversation se fit en chuchotant.

 

— Mon cher Dorian, j’ai trouvé ce qui ressemble à un film plastique alimentaire roulé en boule.

 

Bakar sortit d’un sachet la boulette ramassée dans les toilettes.

 

— Sentez !

 

Le jeune homme fit une grimace et ne se donna pas la peine de humer l’infecte odeur chimique qui imprégnait aussi le doigt et l’assiette de pot-au-feu. Le serveur encore enfant dans ses traits de seize ans s’effondra en sanglots. La jeune étudiante de la tablée voisine vint se mettre à ses côtés et l’embrassa.

 

— Décidément ! Je confirme ! Tout le monde se connaît ici ! s’écria Bakar en voyant cette charmante fille consoler le jeune Dorian.

 

Puis s’adressant au patron :

 

— J’ai deux faveurs à vous demander. La première est de m’autoriser à bourrer et allumer ma pipe, la seconde est de ne point porter plainte et ainsi de ne pas rendre publique cette affaire ! Si je ne le demande pas à Mme Michue c’est que ça ira de soi pour elle quand je vous aurai donné mes conclusions.

 

Le patron donna son accord sans problème à cette proposition qu’il appelait déjà de ses vœux intimes.

 

Les premières volutes de tabac mêlées de cannabis vinrent doucement atténuer l’odeur chimique du délit. Bakar rompit le silence.

 

— Quand l’inspecteur m’a sommairement expliqué les faits, ce doigt humain dans le bouillon d’un pot-au-feu, je n’ai pu m’empêcher de penser à une blague ! Certes, imbécile, j’en conviens, voire, de mauvais goût, sans jeu de mots, mais, une blague de potache, mieux de carabin ! Seulement, une plaisanterie de ce genre se suffit à elle-même et n’a pas besoin d’une victime ciblée. Or, la cible était bien Mme Michue, victime de menaces sous forme de courrier anonyme, la blague devenait vengeance, forcément moins drôle et franchement sinistre. Il y avait, si j’ose dire, un doigt de haine dans tout cela, un doigt d’honneur. L’extrémité en question vint confirmer cette dernière hypothèse. C’était un majeur ! Masculin, oui probablement, mais aussi soigneusement découpé avec un lambeau de peau méticuleusement taillé en triangle comme avec un bistouri et surtout imprégné d’une odeur de formol que connaissent bien les étudiants en médecine, les thanatopracteurs, et les flics ! Donc , le doigt d’un cadavre préparé pour être conservé. C’est là que la fiche de Damien Viconte m’a intéressé, puis sa perruque évidente et ses lunettes postiches. D’où la manière un peu cavalière de lui mettre le nez dans le vif du sujet. Je m’en excuse sur le champ, Damien, mais ce réveil en pleine nuit m’avait mis d’une humeur massacrante. C’est ainsi que la première surprise a fait jour : M. Damien Viconte travaillait pour l’été dans la boutique de Mme Michue. J’avais donc le coupable potentiel ! Mais, entre nous, fallait un sacré degré de rancœur pour faire une telle frayeur à cette pauvre femme. Dans le cas de Damien, je n’en voyais pas vraiment, est-ce que je me trompe ?

 

Le jeune carabin fit un signe de négation de la tête.

 

— Je ne me trompe pas ! En revanche, il ne fait pas de doute que vous êtes le fournisseur du doigt humain ! Vous l’avez caché dans les toilettes, soigneusement emballé dans un film alimentaire. Votre complice l’a récupéré ensuite pour le mettre dans l’écuelle déjà garnie probablement plusieurs minutes avant la venue de Mme Michue. Habituée de ce restaurant, Dorian savait ses goûts. D’où le parfum chimique de l’assiette, alors que la marmite dans la cuisine sentait bon le pot-au-feu. Fouillons à présent, la fiche de notre jeune serveur. Je lis péniblement : Dorian Marin-Mic… puis peut-être un H puis un U . Ah ! mais oui ! Michue ! Quelle coïncidence ! Comme vous Madame ! La malheureuse écarquillait les yeux sans rien comprendre.

 

Bakar se tourna vers le quinquagénaire aux cheveux blancs.

 

— Depuis quand êtes-vous marié, M. Marin ? Laissez-moi deviner, un mois ? L’homme confirma.

 

— Depuis un mois, depuis que le mariage entre homosexuels est enfin autorisé. C’est aussi depuis un mois que Dorian peut porter le patronyme Michue de son papa adoptif. De votre fils Patrick ! Mme Michue ! s’écria Bakar content de sa démonstration.

 

— Patrick Michue est bien le grand absent de la soirée !

 

Le cuisinier entra dans la salle à manger avec sa toque blanche. Quand il l’ôta , Mme Michue tourna de l’œil et tomba dans les bras de Carrière.

 

Bakar sut la réanimer rapidement d’un savant Kuatsus. Elle se réveilla entourée de tous les protagonistes de cette sinistre blague.

 

Le cuisinier expliqua qu’il vivait en couple depuis quinze ans avec Pierre Marin, le père de Dorian. Leur mariage lui permit de l’adopter récemment.

 

Il y a deux mois , Patrick avait vu sa mère, Mme Michue, dans une manif de catholiques homophobes. Cette apparition l’avait fortement affecté, lui, encore et jusqu’alors, très attaché à cette maman qui le rejetait à cause de son homosexualité. Dès lors, la haine l’envahit et il envoya des lettres de menaces. Quand elle a réservé ce soir au restaurant, il a invité ses amis et amies homos. Dorian a invité ses amis étudiants dont Fabien, étudiant en médecine de seconde année, qui devait apporter un doigt de salle de dissection. Patrick se chargeant de faire mijoter le macabre pot-au-feu dans un plat séparé. Il pensait le faire disparaître rapidement, mais la vigilance de l’inspecteur Carrière qui a recueilli l’objet du délit sur-le-champ, a tout foutu en l’air !

 

Bakar se tourna vers Mme Michue.

 

— Chère Madame, vous revoilà maman et quelque part grand-maman dans la même soirée ! Et je ne crois pas me tromper en vous présentant la fiancée de votre " petit fils " là, à son côté. Elle est pas belle, la vie !

 

L’altière bigote sortit du restaurant en claquant la porte.

 

FIN

 



 

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